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“L’homme Ben Laden était marginalisé, mis hors jeu ; mais dans la chrysalide du mythe qu’il avait fabriqué autour de sa personne, il devenait le représentant de tous les musulmans persécutés et humiliés”. Autour de cette référence à Laurence Wright 1, autour de l’espoir de la chute du Mur du Berlin ou de l’élection d’Obama, ou encore des conséquences de l’avènement de la Chine, Dominique Moïsi trace dans un essai ambitieux une carte géopolitique des émotions comme une relecture et critique de la théorie du choc des civilisations de Huntington. L’angle d’attaque est double : la distinction entre culture et culture politique, qui nuance fortement la fatalité de ce choc puisque les cultures ne sont pas vouées à l’affrontement politique, et la place des émotions, qui éclaire justement les logiques de conflit entre les cultures. Quelle est la dynamique du monde ? L’ouvrage présente la thèse selon laquelle le temps des nationalismes et des idéologies laisse place aux revendications de reconnaissance, et par conséquent, selon laquelle l’équilibre de la puissance dans le monde dépend de plus en plus d’un équilibre des émotions.

L’ouvrage dresse alors une carte autour de trois grandes tendances : une culture d’espoir en Asie, une culture d’humiliation dans le monde Arabe, une culture de peur en Occident. Émotions positives ou négatives. D’abord la carte d’une Chine et d’une Inde triomphantes sur le plan de l’économie et de la puissance régionale, animées par le sentiment d’un rattrapage de l’Occident et de la certitude de ce rattrapage, sans pour autant se laisser dominer par la puissance culturelle de ce dernier ; puis un monde Arabe de plus en plus en retrait, à la recherche d’une nouvelle place géopolitique, miné par des élites corrompues, des tensions internes, les humiliations et les divisions dans ses relations avec Israël, les paradoxes de l’Iran ou de Égypte. Ensuite une carte du déclin des États-Unis et une Europe haletante, faible politiquement dans ses relation avec le monde extérieur, sur les genoux devant l’affaiblissement de sa prétention à incarner une culture universelle ; et enfin des ‘’inclassables’’, Russie, Afrique et Amérique Latine ; au croisement de ces trois cultures.

Un ensemble de facteurs vient appuyer cette géographie émotionnelle : bien entendu l’importance du passé et des grands récits de l’histoire dans des logiques d’aspiration à la puissance ou la revanche ; mais aussi la dynamique économique et financière des pays ; la puissance politique qui se dégage de cette puissance économique et les zones d’influence qui se coupent et se recoupent ; ou encore l’innovation culturelle des pays qui traduisent richesse et puissance dans des projets de grande envergure. La méthode de cette carte ou de ces cartes régionales est ‘’impressionniste’’, la peinture se fait précise par ‘’touches’’ ou « poches » de couleurs, par des exemples classiques, des références à l’architecture et la musique classique, et de sensations en nuances, des expériences et des sentiments personnels. Le but, ‘’provocateur’’, comme le fait entendre l’auteur, est de dépasser les méthodes traditionnelles, les données objectives et rationnelles, les démonstrations obscures ou scholastiques des relations internationales, pour rendre vivant et accessible le choc des émotions de notre temps. Le projet est ambitieux, accessible. Les précautions d’usage sont prises pour éviter les simplismes. Dominique Moïsi reconnait, malgré l’usage des notions, que l’Occident, l’Asie, l’Europe sont des constructions historiques et artificielles, instrumentalisées 2, que les émotions sont multiples et oscillantes, marquées au cœur même des cultures et des pays par de fortes inégalités de richesse et de chance. La carte géopolitique des émotions se révèle une nébuleuse d’espoir et de peur. ‘’Qui sommes nous ? Quelle est notre particularité ?’’. Un devenir gruyère. Au centre de l’analyse, sont pourtant resituées les perceptions des uns et des autres, et la manière dont ces relations et ces émotions expliquent les comportements des États, les dynamiques de revanche de la Russie ou de l’Iran, le pessimisme et les blocages du conflit entre Israël et la Palestine, ou les comportements des foules, comme lors de l’affaire des caricatures de Mahomet. Peu à peu, entre les grands héritages historiques d’hier et les doutes de demain, une carte des émotions se déplie entre nos mains. Presque comme une évidence.
Pourtant, un premier doute vient brouiller le tableau. Comment parler de grandes civilisations, de grandes cultures, de foules ou de multitudes sans une méthode bien spécifique ? La thèse souligne que les luttes de reconnaissance ont remplacé les nationalismes du XVIIIe et du XIXe, ainsi que les idéologies du XXe. C’est pourtant un paradigme discutable. Que ce soit sur le plan des États ou des populations, c’est oublier que les revendications d’identités collectives et les émotions demeurent le plus souvent attachées à des conditions matérielles, des questions de territoire, de partage des ressources et de partage du pouvoir politique, c’est oublier qu’au sein des émotions, les nationalismes, et les idéologies, micro pouvoirs ou métarécits, continuent de proliférer, soufflent le chaud et le froid. De plus les peuples ne sont justement pas les États et les identités collectives et les émotions sont souvent instrumentalisées. Les émotions apparaissent alors, du moins dans l’ouvrage, comme une métaphore facile.
De plus, on ne peut continuer de s’interroger. Cette carte des émotions est-elle une explication ou bien un simple constat du monde ? Confiance rime avec puissance. Humiliation rime avec déclin géopolitique. Peur avec impuissance. Dans cette carte du monde, les émotions sont souvent descriptives. Est-ce que les émotions expliquent réellement la géopolitique actuelle ou se trouvent être simplement les symptômes des facteurs politiques et économiques ? Est-ce que les émotions sont bien des causes profondes ou simplement des conséquences de situations objectives ? Le récit est réellement agréable et la thèse séduisante mais il eut fallu explorer plus en avant les logiques symboliques profondes de la géopolitique, de la puissance pour la puissance, expliciter les dessous des émotions 3. Une culture de peur ou d’espoir sont des concepts qui flottent dans l’air du temps mais qui ne procèdent pas d’une franche rigueur et d’une construction intellectuelle solide. Que peut-on alors opposer à des impressions sinon d’autres impressions ?
Pour conclure, l’essai restitue une cartographie mentale efficace mais difficilement discutable, et donc superficielle. Adorno et Horkheimer s’inquiétaient de la démesure d’une raison prise à son mythe de progrès et d’universalisation, et de l’évolution d’un monde qui échappe de plus en plus au contrôle des hommes4. Comment penser la dialectique de l’émotion ? De l’espoir ou de la peur dans l’ensemble du monde ? Comment introduire des dialectiques ouvertes et des ponts entre les cultures ? La psychologie est encore loin d’expliquer ce qui fait la complexité de la géopolitique. Ce qui fait l’intérêt de cette métaphore des émotions, malgré tout, c’est qu’elle exprime les contradictions que les grandes tendances contemporaines, capitalisme, souveraineté, démocratie et droits de l’homme, font naitre dans la psychologie des peuples, la reformulation de ces tendances par les puissances émergentes que sont la Chine, l’Inde, la peur de l’Occident face à ces changements, et en définitive, une esquisse de la modernité dans toute son indétermination.

Notes :
1 – La guerre cachée. Al Qaida et les origine du terrorisme, Laffont 2007
2 – Lawrence Right, La guerre cachée. Al Qaida et les origine du terrorisme, Laffont 2007
3 – Philippe Baud, L’émotion en politique, Presses de Science Po, 1996
4 – Theodor Adorno et Max Horkheimer, La dialectique de la raison, Gallimard 1983