LE MONDE | 26.05.2012 Par Martine Laronche.
Il avance toujours masqué. Il repère sa proie et ne la lâche plus. Enjôleur, compréhensif, attentif, il est à l’écoute de sa bien-aimée, qui, dit-il, est tout pour lui. Il la séduit, se rend indispensable, propose le mariage. La victime est comblée. Prise au piège, elle ne va pas tarder à déchanter. Le masque tombe, plus ou moins vite. L’homme qu’elle a épousé se révèle être un prédateur de l’amour. Docteur Jekyll et Mr. Hyde. Il humilie sa proie, la dévalorise, la culpabilise, la harcèle, provoquant les disputes, mais jamais en public. C’est un champion de la manipulation. Elle craint ses sautes d’humeur, ses colères. Elle fait tout pour arranger les choses. Mais rien n’y fait. Ce scénario est typique du « pervers narcissique ».
Cette pathologie, encore discutée parmi les spécialistes, a été décrite pour la première fois par le psychanalyste Paul-Claude Racamier (1924-1996) dans un article, « Entre agonie psychique, déni psychotique et perversion narcissique », paru dans la Revue française de psychanalyse, en 1986. Marie-France Hirigoyen, psychiatre et psychanalyste, l’a fait découvrir au grand public grâce à son best-seller Le Harcèlement moral (La Découverte & Syros, 1998). « On compte autant d’hommes que de femmes atteints, explique-t-elle. La violence des pervers narcissiques repose sur le triptyque : séduction, emprise, manipulation. Si on retrouve chez eux les traits communs de tous les pervers moraux [par opposition aux pervers sexuels], ils sont beaucoup plus calculateurs et présentent une capacité de destruction très supérieure. » Auteur d’un livre récent sur la manipulation (Abus de faiblesse et autres manipulations, JC Lattès, 300 p., 18 euros), la psychiatre use d’une image forte pour les définir : « Des vampires qui ont besoin de regonfler leur estime d’eux-mêmes en vidant leur victime de sa substance. »
Le pervers narcissique ne supporte pas la générosité, les pensées nobles, tout ce qui est du registre des qualités morales. « Il y a chez eux une grande jouissance associée à la transgression. Ils prennent plaisir à heurter le sens moral de l’autre ou à le pervertir, et à contourner la loi », développe Marie-France Hirigoyen. « On en voit de plus en plus, poursuit-elle. Le durcissement du monde du travail qui incite à la débrouille et à la triche a valorisé ce type de comportement. Les perversions morales, c’est-à-dire le fait d’utiliser l’autre comme un objet, sont devenues les nouvelles pathologies de notre société. »
Mathilde Cartel a rencontré très jeune, lors de vacances, celui qui est désormais son ex-mari. « Au départ, il adhérait à tous mes rêves. Il s’était composé un personnage qui correspondait à ce que je recherchais », se souvient-elle. Il est différent des autres, parle peu, mais s’exprime très bien, l’impressionne par ses propos philosophiques. Elle qui manque de confiance, il la met sur un piédestal. De retour de vacances, il lui envoie une lettre chaque jour. « Je suis sa Mère Teresa. Je me sens utile, et il me donne l’impression d’être instruite », dit-elle. Cela prendra deux ans pour que Frédéric séduise Mathilde. Il la coupe de sa famille, l’épouse, prend un poste à l’étranger.
Une fois sa victime prise au piège, il dévoile son vrai visage. Il la persuade qu’elle n’est rien sans lui, devient odieux, la rabaisse avec des réflexions blessantes, du style : « T’as un cerveau, tu n’as qu’à le faire fonctionner. » Il l’insulte, la traite de « connasse », de « putasse », lui dit de fermer « sa grande gueule ». Quand, à bout, elle parle de le quitter, il menace de se tuer avec les enfants, la supplie, lui dit qu’il a besoin d’elle. « Il me fait un lavage de cerveau. Je ne suis plus qu’une marionnette dont il manie les ficelles à sa guise. Je n’ai plus de pensées propres. Je subis sans consentir », raconte-t-elle. Tout est de sa faute, lui ne se remet jamais en question. Il la frappe. Mais à l’extérieur, il fait bonne figure. On envie ce couple modèle. Un jour, il passe les bornes et s’en prend aux enfants.
Au bout de quinze ans d’humiliation et de dévalorisation, Mathilde trouve enfin le courage de partir. « Je suis allée chercher les enfants à l’école et j’ai pris la fuite », raconte-t-elle. Il lui faudra des années pour se remettre de ce processus destructeur. Elle en a fait un livre avec deux coauteurs qui ont subi le même sort (J’ai aimé un pervers, écrit avec Carole Richard et Amélie Rousset, Eyrolles, 200 p., 15 euros).
Isabelle Nazare-Aga, thérapeute cognitivo-comportementaliste (auteur des Manipulateurs et l’amour, Les Editions de l’homme, 2004) n’adhère pas au concept de pervers narcissique théorisé par la psychanalyste. Elle parle de « manipulateur », mais c’est bien de la même personnalité qu’il est question. « Le manipulateur scanne très vite la personne à qui il a affaire. Il est extrêmement malin. Il recherche des victimes qui ont un trouble de l’estime de soi, qui ont une forte propension à la culpabilité, qui ont le syndrome du sauveur, c’est-à-dire qui veulent aider à tout prix les autres, ou encore qui souffrent de dépendance affective. »
Les manipulateurs ont un besoin viscéral inconscient de créer une dysharmonie dans l’univers familial. « Ils se nourrissent des émotions de leurs victimes, la peur, l’anxiété, la tristesse, la colère. Ils ne supportent pas le bonheur des autres », poursuit la thérapeute. Ils ont un aplomb extraordinaire, persuadent leur victime qu’ils lui sont supérieurs, ne supportent pas la critique. Ils sont à l’aise avec les mots et manient la communication à double contrainte. « Une femme manipulatrice va par exemple accuser son mari de n’être jamais là et ne pas l’aider au jardin mais, dans le même temps, lui dire qu’avec ce qu’il gagne la famille ne peut même pas partir en vacances au soleil, poursuit Isabelle Nazare-Aga. De telle sorte que, s’il travaille plus pour gagner plus, il ne pourra aider sa femme. Et s’il est plus présent à la maison, il ne pourra pas emmener sa famille en vacances. » Dans tous les cas, il a tort.
Pourquoi le pervers narcissique agit-il ainsi ? Psychanalyste, Jean-Charles Bouchoux, auteur d’un livre remarquable sur le sujet (Les Pervers narcissiques, Eyrolles, 2011), postule que son comportement l’empêche de devenir fou. « Il projette sa mauvaise image de lui-même sur un autre qu’il doit détruire », explique-t-il.
En grandissant, l’enfant – dans un processus de maturation normal – prend conscience de l’autre. L’incapacité à intégrer pleinement cette étape conduit aux psychoses, c’est-à-dire à l’indistinction entre soi et le reste du monde ainsi qu’aux frayeurs que sont les angoisses de morcellement, de dissociation, dues au sentiment que l’autre est détenteur d’une partie de soi. « Le pervers narcissique a été empêché de naître à son image. Il utilise l’autre comme un miroir dont il retire les bons aspects et vers lequel il projette ses mauvais penchants, espérant combler son vide et ainsi échapper à la psychose qui le guette en cas de régression plus profonde », explique le psychanalyste. Au risque de pousser sa victime dans une confusion extrême et dans une dépression qui peut la conduire jusqu’au suicide.
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